De retour à Och après notre aventure à vélo, nous prenons une semaine pour nous reposer, récupèrer physiquement et préparer notre prochain défi : gravir le Pic Lénine, 7134 m.


Au moment où j'écris ces mots, nous sommes au camp de base avancé à 4400 m d'altitude. Les longues journées à ne rien faire, nécessaires à l'acclimatation, sont propices à la réflexion. Ainsi, avant de faire le récit de cette ascension, je souhaite en expliquer la raison, et revenir sur la genèse de ce voyage en général. Ceux qui me connaissent savent que je n'ai pas l'habitude de m'épancher sur mes sentiments personnels, mais aujourd'hui je tiens à faire une exception.


Tout est une histoire de rencontres. J'ai connu Antoine à 18 ans. C'était mon voisin de chambre d'internat en prépa à Lyon. Je ne le fréquentais pas spécialement, mais pouvais déjà apprécier son caractère : souvent je l'entendais faire le con avec ses potes (qui l'appellaient Gounette) le soir tandis que dans notre chambre nous buchions comme des fous, souvent au-delà de minuit. Nous avons véritablement fait connaissance lorsque nous nous sommes retrouvés tous les deux en école d'ingénieur à Grenoble. 


Derrière sa façade de déconneur, j'ai decouvert une personne d'une honnêteté et d'une sincérité sans faille, toujours (presque) de bonne humeur, extrêmement intelligente mais gentille (parfois trop, mais est-ce possible ?). Il est entreprenant, possède une vision optimiste de la vie, et est d'une insouciance déroutante qui le rend vraiment atypique. Voir parfois inconscient, trait de personnalité certainement hérité de son père iranien.


C'est devenu un vrai ami. C'est d'ailleurs avec lui qu'est né mon goût pour l'aventure, et avec lui que j'ai entrepris mon premier voyage. Un mercredi matin de mai, durant un TP de conception mécanique assez ennuyeux, nous annonçions à nos camarades pour déconner : "ce week-end (pour je ne sais plus quel pont) nous allons à Rome". Tout le monde rigola. Mais l'après-midi même, après un saut à Décathlon pour acheter un sac-a-dos, nous quittions Grenoble, à pied. Après 2 jours d'autostop et de train de nuit en clandestins, nous nous retrouvions face au Colisée. Ma vie d'étudiant était cool : du ski, des happy hours, des tartiflettes... Et Antoine, devenu Zizi, qui ne cessait de nous faire rire, à arriver en retard en amphi les jours d'exam, à se prendre des tramways à vélo... L'insouciance personnifiée.

Puis, en dernière année d'école, je partais en Erasmus à Bath, en Angleterre. De la même manière qu'avec Antoine, je faisais la connaissance de Florent, à qui je n'avais jamais adressé la parole en deux ans dans la même école. Quatre mois à fréquenter les pubs ensemble, à bosser sur des TP de biomimétique, à visiter les quatre coins du Royaume Uni, suffiront à sceller une amitié pour la vie.


Lancés dans la vie active, Florent se retrouve à bosser au Texas, alors que je m'installe à Lyon, bientôt rejoint par Antoine. Des années formidables où nous nous voyions plusieurs fois par semaine. Les pub-quizz du mercredi au Au'Tooley's, les apéros du jeudi aux Berthom, les parties de pétanque à Fourvière, les engueulades pendant nos matchs de squash, les virées à Barcelone... Que des beaux souvenirs. 


Puis, tandis que Florent revenait en France, Antoine partait fonder sa petite famille dans une maison sur les hauteurs de Grenoble, se rapprochant des montagnes qu'il aime tant. Les mois passent, nous sommes chacun pris dans nos vies respectives, nous nous perdons quelque peu de vue.


C'est alors qu'un lundi matin d'août, au boulot, j'apprends la terrible nouvelle. La veille, Antoine et Dominique, un autre pote d'école, dévissaient lors d'une course d'alpinisme. Le choc est brutal. Cela faisait plusieurs mois que je remettais à plus tard le coup de téléphone, la visite chez lui... Pour finalement me rendre compte que c'était trop tard.


Le vendredi suivant, en revenant de son enterrement à Grenoble, je file directement à Saint-Exupéry. J'ai décidé d'aller fêter mes 30 ans en intimité avec Florent, actuellement en mission à Londres. Nous nous rendons dans le bar Brewdog à Camden et faisons le point autour d'une Punk IPA, notre bière préférée. 


Pour ma part, c'est décidé, l'année prochaine je pars, peu importe où, peu importe comment. Chacun a des aspirations : fonder une famille, s'épanouir dans une carrière professionnelle... Moi depuis que j'ai 20 ans je rêve de découvrir le monde. Mais ce n'est jamais le bon moment, on trouve toujours des excuses pour remettre à plus tard. La routine s'installe alors, jusqu'au ras le bol. Je ne peux plus faire de sport pour me défouler à cause d'une pubalgie persistante, la crise de la trentaine me guette, et enfin la mort d'Antoine qui me frappe comme un électrochoc. C'est maintenant où jamais.  


Florent est dans un état d'esprit similaire. Un travail routinier, un besoin de voir autre chose, d'avoir le temps pour soi... Cela fait quelques années que nous parlons de voyage au long cours, sans jamais concrétiser. Nous avons tout de même beaucoup vadrouillé ensemble. Des canyons de The Maze dans l'Ouest américain au dunes du désert marocain à moto, en passant par les sortie vélo ou ski dans les Alpes, ou encore les cafés à Bristol... Nous savons voyager ensemble, et nous partageons une passion pour les sports de plein air. Sa mission se termine en début d'année prochaine. C'est maintenant où jamais.


En descendant la deuxième bière, nous décidons de la manière de voyager. En vélo ? Oui mais on ne fera que ça. En avion ? Le tour du monde classique nous paraît trop stéréotypé, nous qui préférons l'originalité, sortir des sentiers battus. L'évidence s'impose alors, et je l'expérimente depuis deux été. Le fourgon nous offre la liberté d'aller où l'on souhaite, de ne pas avoir à nous soucier d'où dormir, et nous permet de transporter (à peu près) tout le matos de sport que l'on veut.


La troisième bière nous offre la destination. L'Australie. Car c'est de l'autre côté du globe, et le trajet routier nous paraît alors si impossible que s'en est excitant. De plus, nous réalisons qu'à 30 ans c'est notre dernière chance d'obtenir un permis vacances-travail. Nous avons vaguement entendu parler de boulot dans les mines là-bas, payé 15000 balles par mois. Banco !


Évidemment, tout quitter, ce n'est pas une décision facile. Abandonner un boulot sympa qui paye bien, un appart tout confort, la famille, les copains de Ratenelle, les potes du rugby, les amis de Philips... Tant de choses à sacrifier. Je me laisse la fin d'année pour maturer mon choix. Mais être en mesure de réaliser son rêve, avec son meilleur ami qui plus est, est une occasion trop belle. Plus question d'attendre.


La suite ira très vite. Au retour des congés de Noël je donne ma démission. Puis Florent rentre d'Angleterre. Il achète le même Trafic que moi, et nous les aménageons. Nous construisons un itinéraire, nous nous occupons des demandes de visa, et de toute la paperasse nécessaire à un tel voyage.  


Juste avant de partir, il nous manquait un petit truc, quelque chose qui nous marquerait à vie. Puis je repense à Antoine, à ce qu'il aimait. Au mois d'août nous serons dans le Pamir, et sur notre route se trouve le Pic Lénine. Nous en ferons le point culminant de notre voyage. En dernière minute, nous dévalisons tous les Décathlon de la région lyonnaise, les Vieux Campeur, afin d'être prêts le jour J.


L'assault du sommet est prévu pour le 20 août, soit un an jour pour jour après la disparition de Zizi. Nul doute que j'aurai une grosse pensée pour lui.


Valérien