Nous avions deux possibilités pour rejoindre l'Asie du Sud. La première était de traverser le Karakoram pour rejoindre le Pakistan, la deuxième, traverser l'Himalaya vers le Népal. Dans les deux cas, il fallait passer par la Chine, et donc payer une agence pour nous fournir le guide obligatoire et les dizaines de permis nécessaires. C'est finalement l'instabilité pakistanaise qui nous a fait pencher pour la route tibétaine.


Qu'on soit clair, le Tibet n'a (plus) rien à voir avec les images de cartes postales. L'immensité de ses grands espaces ne font que rappeler l'absence de libertés. Parcourir ces hauts-plateaux par ses steppes infinies et ses cols enneigés, comme le faisait Sylvain Tesson il y a 20 ans dans L'Axe du Loup, est devenu impossible. Aujourd'hui, il faut voyager en groupe, avec un guide local, sur un trajet précisément prédéfini. Chaque jour, notre guide doit présenter les différents permis aux nombreux checkpoints, nous enregistrer dans les villes-étapes, et répondre au téléphone aux agents de police qui vérifient que nous ne dévions pas de l'itinéraire.


Les nomades ont été parqués dans des villages où les habitats traditionnels sont remplacés par des maisons en béton à l'architecture faussement tibétaine, toutes identiques les unes aux autres, sur lesquelles flotte le drapeau rouge étoilé. Ces hameaux sont invariablement en travaux : les Chinois semblent vouloir tout reconstruire d'un coup, mais ne finissent jamais le boulot. Cependant ils apportent la modernité : la lumière. En effet, dans ces villages fantômes, on rencontre plus de luminaires LED solaires que d'habitants.


Les monastères bouddhistes ne sont pas aussi nombreux qu'on pourrait l'imaginer. Après la révolution culturelle, et la tentative d'extermination de la culture tibétaine, il ne restait que 50 temples sur 5000. Beaucoup ont été reconstruits. Mais on est bien du Shangri-La décrit dans Lost Horizon de Hilton. Certes les moines, crânes rasés ou cheveux longs, sont vêtus de toges oranges. Mais s'y rajoute l'assortiment fausses Adidas oranges, doudoune North Face orange et sac à dos Quechua orange. Et lors des visites, ils daignent lever leur regard de leur smartphone uniquement pour nous demander de l'argent. 


Tout celà n'est pas très réjouissant, mais comme le dit le Dalaï-Lama, il faut venir au Tibet pour se rendre compte de l'impact de l'occupation chinoise. Et puis il reste ces paysages magnifiques, uniques au monde, dont nous avons tout de même bien profité.


Le début de notre parcours au Tibet s'inscrit dans la continuité du Xinjiang. Des déserts d'altitude, des lacs, et des cols routiers à plus de 5000 m. On en prend plein les yeux, mais on sert les fesses : les camions souffrent de plus en plus, et finissent par monter péniblement les côtes en première. Une réparation s'impose. 


Nous effectuons notre escale mécanique à Gar, principale ville de l'Ouest tibétain. La bourgade est sans charme : des bâtiments administratifs flambant neufs (et vides), et de grandes avenues rectilignes jonchées de magasins tenus par des colons Hans. Nous trouvons un garage qui accepte de nettoyer nos filtres à particules. Travailler avec des Chinois est vraiment pénible : ils vont beaucoup trop vite, ne sont pas soigneux, n'ont pas le sens de la responsabilité et ne cessent de mentir afin de faire les choses comme ça les arrange. Nous sommes obligés de scruter attentivement chacun de leurs gestes. Une minutes d'inattention et c'est la connerie assurée. Cela prendra la journée pour remettre en état les deux camions. Le soir, alors que je me m'apprête à aller me coucher, des Chinois s'arrêtent devant mon camion, interpelés par la plaque française. Ils me posent les questions habituelles sur notre périple, mais comme c'est les premiers que je rencontre qui parlent anglais, je réponds avec plaisir. C'est avec encore plus de plaisir que je les vois revenir une heure plus tard avec des bières. Nous leur faisons visiter nos appartements, sympatisons et échangeons nos contacts pour nous revoir par la suite. Comme quoi, "y'en a des biens", comme dirait Didier Super.


Le lendemain, nous faisons un détour vers Zanda, pour visiter les ruines de la dynastie Guge. Pas de surprise, il s'agit de vestiges archéologiques transformés en attraction touristique pour Chinois, avec petit train, escaliers en béton, boutique souvenir etc... Mais la route pour s'y rendre serpente de longs kilomètres au travers une sorte de Grand Canyon où l'érosion a sculpté des paysages incroyables. Et surtout, nous retrouvons nos nouveaux amis chinois qui nous invitent à dîner. Ce soir, c'est la Fête de la Lune, événement le plus important pour les Chinois après le Nouvel An, traditionnellement célébré en famille. Nous avons donc l'honneur de partager un repas de fête, autour d'une grande table ronde recouverte de spécialités du Sichuan, et de bouteilles d'alcool. Car selon eux, le repas n'est pas un succès si tous le monde ne termine pas ivre. Nous les quittons tard dans la nuit, en leur promettant d'honorer leur invitation à venir découvrir Shanghaï.


Pour la prochaine étape, nous garons nos camions à Darchen, au pied du Mont Kailash. Cette montagne remarquable, pyramide au sommet arrondi, est sacrée dans quatre religions. Elle est un lieu de pèlerinage pour les Bouddhistes, les Hindous, les Jaïns et les Böns. Chaque année, des milliers de personnes viennent accomplir la Kora, qui consiste à en faire le tour du Mont Kailash à pied. La plupart effectue la circumambulation en 3 jours (comme nous). Les plus fainéants (surtout les Indiens), font la moitié en 4x4 et le reste à cheval. Les plus motivés (les locaux) avalent les 52 km dans la journée. Les plus pieux (et les plus masochistes), se prosternent tous les 4 pas, s'allongeant carrément à plat ventre, le front à terre. Ce devoir leur prend alors 15 jours. Pas trop difficile (avec quand même un col à 5600m), cette ballade est mémorable pour le folklore, pour le nombre et la diversité des marcheurs.


Pas rassasiés sportivement, nous souhaitons faire le tour du Nandi, qui permet de s'approcher au plus près du Kailash. En théorie, il faudrait avoir déjà accompli 13 fois la Kora classique avant de s'attaquer à la Nandi Kora. Mais comme nous ne croyons en rien d'autre qu'en nous-même, nous nous lançons. Nos crampons nous serons utiles pour gravir les derniers mètres d'un glacier assez raide menant au col à 5800 m, entre le Nandi et le Kailash. Partis sans notre guide (qui peine déjà dans les escaliers...), nous n'avons croisé personne et pu nous sentir un peu plus libres, même si Lobsang a dû mentir au policier qui l'a appelé, la zone étant interdite aux étrangers.


Après une halte aux sources chaudes (les douches, et même les toilettes, sont rares ici) près du lac Manasarovar, également sacré, nous continuons la route vers le Sud-Est. Nous longeons l'Himalaya et pouvons apercevoir au loin les premiers hauts sommets enneigés. Après plusieurs centaines de kilomètres, surgit soudain de derrière les montagnes, face à nous, une masse blanche incroyablement imposante, d'une hauteur inimaginable. L'Everest. Pourtant, 200 km nous séparent encore de lui.


Nous allons nous rapprocher, et pour ma part en vélo (Florent étant malade il prendra son camion). Je suis guère confiant : je n'ai plus posé mon cul sur une selle depuis 68 jours, et à 82 kg je suis très loin de mon poids de forme. C'est en conséquent à faible allure, prudent, que j'entame l'ascension du col Gawu La, 5198 m. Ça se passe plutôt bien, malgré le manque d'oxygène, et au sommet je me permet de pousser jusqu'à un belvédère quelques centaines de mètres plus haut. Avec comme récompense un panaroma époustouflant : face à moi, de gauche à droite, le Makalu (8485 m), le Lhotse (8516 m), L'Everest (8848 m), le Cho Oyu (8188 m) et le Shishapangma (8027 m). La descente est un interminable enchaînement de courbes et j'évite de peu le torticolis. Il faut ensuite remonter à 5000 m jusqu'au monastère de Rongbuk, littéralement au pied de l'Everest. Après 80 km ça devient vraiment dur pour moi, et cette fois c'est l'asphixie que j'évite de peu. Un jour de repos à l'ombre du plus sommet du monde n'est pas de trop avant d'entreprendre le retour par la même route. 


Ne nous reste plus qu'à franchir la grande muraille himalayenne pour rejoindre le Népal. Un col nous conduit une dernière fois à plus de 5000 m dans un décor purement minéral, avant de redescendre par une route sinueuse dans une large vallée où coule un petit cours d'eau. En moins de 100 km, la rivière devient tumultueuse, la vallée une gorge profonde, et surtout les arbres réapparaissent. Puis très vite la végétation devient luxuriante, des cascades surgissent des parois rocheuses et un fond sonore produit par les oiseaux et les insectes s'installe : le bruit de la jungle. On se rapproche de la frontière, comme nous le rappelle les camions Tata peints aux couleurs de Adidas ou Reebok, parfois décorés de véritables œuvres d'art, et affublés de slogans "slow drive", "speed control", "offroad express" ou encore "Buddha was born in Nepal". Plus qu'une nuit avant de retrouver la liberté.


Le passage de la frontière est brutal. D'un côté de la barrière, le goudron lisse et parfait de la Chine, de l'autre, de la terre, des trous et des cailloux énormes. Les bureaux des douanes et de l'immigration sont éparpillés sur plusieurs kilomètres, et c'est dans un joyeux bordel que l'on nous rempli nos papiers, avec le sourire. Nous sommes à 70 km à vol d'oiseau de Kathmandou, mais il nous faudra 15 heures pour rejoindre la capitale. La route vertigineuse défie la gravité, tournicote à flanc de montagne. Les obstacles sont nombreux : gros rochers, trous béants, flaques, ruisseaux, boue, sable, ornières... Ça secoue, souvent on doit attendre que les pelleteuses nous arrangent le passage, c'est comme dans "les Routes de l'impossible".


Mais c'est aussi le retour de la vie. Les rues des villages accrochés aux pentes abruptes grouillent de monde, d'enfants qui jouent ou de vieux qui discutent. Et aussi d'animaux : vaches, chèvres, fratries de poussins déambulent librement. Même les chiens semblent plus heureux ici qu'en Chine. On a l'air bien au Népal, et nous comptons bien en profiter plusieurs semaines !


Valérien