Depuis le début de notre périple, j'en ai vu des choses qui m'ont choquées. En Iran, cette jeune fille qui reçoit des cailloux de ses camarades pour oser retirer son voile en public. En Azerbaïdjan, ces villages misérables à quelques kilomètres de Bakou la superficielle où le fric dégouline des magasins de luxe inutiles. En Ouzbékistan, cet interminable feu rouge pour laisser passer un convoi de dizaines de bus scolaires escortés par la police, certainement pour conduire les enfants aux champs de coton. Mais ce que j'ai vu en Chine dépasse tout celà.


L'entrée en Chine

C'est par les étendues de désolation du col de Torugart que nous rejoignons la Chine. La sortie du Kirghizstan se passe sans encombre, et nous nous retrouvons très vite faces à des barrières closes. Les gardes-frontière chinois sont occupés à construire des monuments à la gloire de leur grande patrie. Les militaires découpent du marbre à la disqueuse, étalent le ciment à la truelle, sans grande motivation apparente mais à une vitesse exemplaire. À midi, les portes s'ouvrent. Les dizaines de camions de marchandises qui patientaient s'y engouffrent. Mais pas nous, notre guide est en retard. Et sans lui, nous ne passeront pas. Quand il arrive enfin, nous le suivons quelques kilomètres jusqu'au premier poste frontalier. Là-bas, nos téléphones sont passés au "mobile hunter", puis des militaires les fouillent. Les Trafic doivent passer au travers d'un hangar où un scanner géant va les analyser. Mais c'est déjà 13h30, l'heure du déjeuner. Il faut patienter jusqu'à 16h30. Drôles d'horaires. Les rayons X ne révèlent rien de prohibé, exceptés mes bidons d'eau et de gasoil. Je dois reverser le carburant dans mon réservoir, et signer une décharge où je certifie sur l'honneur que je vais utiliser l'eau pour mes besoins personnels. La bureaucratie chinoise est incroyable.


Les formalités d'immigration s'effectuent à un second poste-frontière, une centaine de kilomètres et quelques checkpoints (voir notre passage en Chine en vélo) plus loin. Nous y laissons les camions pour la nuit et prenons le taxi pour Kachgar. Cette fois-ci, nous y resterons 3 jours, le temps de d'effectuer toutes les démarches administratives : dédouanement des véhicules, immatriculation et permis de conduire chinois temporaires. Celà nous permettra également de découvrir et comprendre un peu plus cette ville où nous étions passés en coup de vent, il y a deux mois lors de notre tour du Pamir en vélo. 


Kachgar

Cette ville est située à l'extrême Ouest de la Chine, dans la province autonome du Xinjiang. Cette région désertique bordée de montagnes, grande comme trois fois la France, est historiquement habitée par les Ouïgours. Ce peuple turcophone et musulman est en fait bien plus proche des ses cousins d'Asie centrale que des Chinois. Et cela se ressent en arrivant en ville : les gens n'ont pas les yeux bridés et sont mates de peau, les maisons basses faites de briques et de pisé rappellent plus le Proche-Orient que l'Asie, et il règne dans les rue une odeur perpétuelle de mouton grillé. Mais tout celà sonne faux. Et la raison est terrible.


Autrefois, la ville-oasis de Kachgar était connue sous le nom de Perle de la Route de la Soie. Autrefois, c'était il y a 10 ans. C'était alors la plus grande et la mieux préservée des vieille-villes musulmanes d'Asie Centrale, et des centaines de milliers de Ouïgours y habitaient depuis des générations. Un labyrinthe de maisons de terre où l'on pouvait se perdre. Mais en 2009, les autorités chinoises ont décidé de tout raser. A la place, une "nouvelle vieille-ville" a été construite. Les rue sont plus larges, et les maisons rebâties en béton, dans un style imitant l'original façon décors de ciné. Les plus riches ont pu racheter une de ces maisons, les autres ont été relogés de force dans la périphérie lointaine, dans des barres d'immeubles sordides. Autour de ce nouveau quartier touristique, séparée par un mur, la nouvelle ville. Des larges avenues à la chinoise où fusent les scooters électriques, des enfilades infinies de magasin de smartphones, et des tours d'habitation hébergeant les Chinois de plus en plus nombreux (où plus précisément les Hans, ethnie majoritaire du pays). En effet, le pouvoir central mène une politique de colonisation, et alors que les Ouïgours composaient 80% de la population il y a quelques années, ils seront bientôt moins nombreux que les Hans. Sur internet, j'ai lu qu'un petit quartier (à peine 10% de la superficie de l'ancienne vieille-ville) serait conservé pour des raisons historiques. J'ai voulu y allé. Je n'ai vu que terrains vagues, bulldozers et ruines. Les policiers m'ont interdit l'accès aux quelques rues encore habitées. Le boulot est presque terminé.


Le gouvernement chinois présente Kachgar comme un musée vivant de la culture ouïgoure, et les touristes chinois affluent en masse. Ce que j'ai vu ressemble plutôt à un zoo humain : des hommes enfermés dans un habitat reproduit, factice. Les gens paraissent tristes. On a fermé leurs mosquées, interdit aux femmes de porter le voile, et leurs déplacements sont étroitement surveillés. En ville, il doivent se soumettre plusieurs fois par jour aux nombreux points de contrôle (un contrôle au faciès généralisé). Des caméras de surveillance omniprésentes scannent les plaques d'immatriculation, reconnaissent les visages pour tracer tout le monde. Les policiers (présents tous les 10 mètres, sans exagérer) inspectent les téléphones. Un système high-tech de surveillance unique au monde, pas loin de Big Brother. Et ces pauvres gens ne peuvent fuir, leurs passeports ayant été confisqués. Évidemment, dans la plus grande dictature du monde, il ne faut pas se plaindre. Ceux qui éveillent les soupçons des autorités sont envoyés sans procès dans l'un des camps de rééducation, où l'on estime que plus d'un million de personnes issues de minorités sont enfermées. Là-bas, paraît-il, on leur lave le cerveau pour en faire de bons Chinois, mais souvent on n'entend plus jamais parler d'eux.


Désert du Taklamakan

Nous reprenons la route vers l'Est, en direction de Kucha. Nous longeons par le nord le désert du Taklamakan, immense mer de sable longue de plus de 1000 km. Ça roule bien sur l'autoroute, mais nous perdons encore plusieurs heures aux contrôles de police. Galère pour trouver un hôtel autorisé à recevoir des étrangers. Ville moche. La vieille ville a été rasée, et au pied des sinistres immeubles, des magasins de smartphones. Le lendemain nous allons visiter le "Grand Canyon du Tien-Shan", attraction touristique AAAA. Nous nous y attendions un peu, nous avons droit à un site touristique à la Chinoise. Le canyon est impressionnant en soi, mais à 10 balles l'entrée nous avons le droit de marcher quelques centaines de mètres sur un tracé bien verrouillé, aménagé d'escaliers en béton dès que la pente s'élève. Et ces Chinois, partout, s'extasiant de ce triste spectacle, armé de leur reflex Nikon ou de leur perche à selfie. En revenant, nous nous arrêtons pour nous restaurer au bazar, relocalisé dans un terrain vague aux abords de la ville, encerclé d'une clôture bardée de caméras.


Le jour suivant, nous quittons Kucha pour Hotan. Pour celà, il faut traverser du Nord au Sud le désert. La végétation se rarifie, les contrôles de police également. Bientôt, il n'y a plus que du sable à perte de vue, et ce durant 400 km. Mais la route est agréable. Elle épouse les reliefs du terrain, serpentant et ondulant entre les dunes, brisant ainsi la monotonie. L'horizon semble infini, seulement barré par les relais téléphoniques et des colonnes brunes s'élevant vers le ciel : des tornades de sable. Nous nous arrêtons pour admirer des chameaux. Pour la première fois nous avons un petit sentiment de liberté. 


Sentiment vite dissipé à l'arrivée à Hotan, encore une ancienne ville-oasis ouïgoure transformée en ville nouvelle chinoise, encore ces magasins de smartphones. Et surtout ces contrôles de police. Ce sera de pire en pire à l'approche de Kargilik. Les contrôles s'intensifient, sont de plus en plus long, pour au final nous voir l'accès à la ville interdit. La police nous escorte jusqu'à la sortie de la ville, et nous demande de dormir dans la prochaine. Mais il se fait déjà tard, et 300 km de haute-montagne nous attendent. Nous nous arrêtons dîner au prochain village. Ici, il n'y a que des Ouïgours. À table, un homme me félicite pour ma barbe, et me fait comprendre par des gestes que si lui ne se rase pas, il se fera embarquer. En retournant aux camions, la paisibilité du petit village est troublée par le bruit assourdissant des hauts parleurs crachant leurs cours de Mandarin. La nuit tombe, nous décidons de bivouaquer malgré l'interdiction. Nous nous garons dans un verger à l'abris des regards. Lobsang, notre petit guide tibétain, se couche sur la banquette, tandis que nous nous installons confortablement à l'arrière de nos fourgons. Le repos sera de courte durée : à minuit, Lobsang reçoit un appel de la police (comment ont-ils eu son numéro ?), qui n'ayant pas eu de nouvelles du checkpoint suivant, nous demande de revenir sur nos pas. 1h de route, 30 minute de contrôle, 15 min d'escorte, 30 minutes de contrôle... Enfin la police prend une décision : nous devons rebrousser chemin en direction de Hotan, à environ 100 km il y a un village (pas de nom) dans lequel il y a une maison d'hôte (pas d'adresse), nous devons y aller. Il est plus de 2h du matin, nous sommes épuisés, et avons peu d'espoir de trouver cet endroit... Nous dormirons finalement sur une aire de repos pour routiers, cachés derrière une rangée de semi-remorques.


Kunlun

Nous quittons le parking avant le lever du jour afin de ne pas courir de risques inutiles, et reprenons la route des montagnes. Après 2h de contrôles (ça fait 3 passages aux mêmes checkpoints, je ne sais plus ce qu'ils vérifient...), nous nous enfonçons enfin dans la cordillère du Kunlun. Cette chaîne de montagnes d'une longueur de 3000 km marque la frontière entre le désert du Taklamakan et le plateau tibétain. Avec ses pics de plus de 7000 m, elle est réputée infranchissable. Seule la route que nous empruntons, la G219, permet la traversée, par des cols à plus de 5000 m d'altitude.


Contrairement au Pamir où les routes en pentes douces mènent à des cols de plus de 4000 m sans s'en apercevoir, ici la route grimpe rapidement, à la manière d'une montée alpine. D'innombrables et vertigineux lacets nous mènent très vite à un col à plus de 3000 m, et plus vite encore à une seconde passe de presque 5000 m. Nous redescendons sur Mazar, là-même où d'autres bifurquent en direction du camp de base du K2, et y passons la nuit. Le minuscule village est delabré, sale, et l'existence y semble rude. Les hommes y tamisent des cailloux ramassés dans la montagne pour je ne sais quelle industrie chimique, et les femmes y préparent des repas pour les routiers de passage. Dans le restaurant, un chien pointe sa truffe. Un local nous explique que l'hiver, la viande de chien les aide à garder de la vigueur. Cette fois, personne pour nous empêcher de dormir dans nos camions. Notre soucis, dorénavant, est de savoir si la mécanique va tenir. Car comme dans le Pamir, les moteurs perdent progressivement de la puissance.


Les cols enneigés se succèdent, et les camions souffrent de plus en plus. Puis nous arrivons sur le haut-plateau de l'Aksai Chin. Extension du Ladakh, ce territoire contrôlé par la Chine est contesté par l'Inde, et la présence militaire y est bien visible. Les paysages, bien que magnifiques, y sont rudes. C'est là l'une des zones les plus inhospitalières de la planète. 


L'immensité de ce désert d'altitude nous ferait presque oublier le drame qui se déroule actuellement au Xinjiang : l'assimilation forcée des Ouïgours, l'anéantissement de leur culture et de leur patrimoine, de leur identité. Devant nous, le Tibet, où selon notre guide, l'ambiance est bien plus détendue. Normal, le processus d'assimilation du peuple tibétain y est bien plus avancé...


Valérien