C'est donc à une allure d'escargot que nos véhicules nous mènent vers notre prochaine destination. Mais ce n'est pas déplaisant de voir ces paysages lunaires défiler lentement. Puis, sous ses allures de ville du bout du monde, Murghab se profile enfin. Nous trouvons un petit restaurant a la sortie du bazaar fait de conteneurs recyclés. Quand on entre, tout le monde nous regarde comme des extra-terrestres. Mais les samsas seront excellents.


Il ne nous restent que trois jours avant de devoir quitter le pays, et nous voulons en profiter au maximum. Alors nous nous rendons à l'Office de tourisme afin de glaner des idées. Une proposition retient notre attention : une randonnée corsée d'une journée par un col reliant deux jolies vallées. Mais il nous faut arranger une Jeep pour nous déposer au départ et nous récupérer à l'arrivée. Trop compliqué pour nous. À peine le temps de réfléchir, nous empaquetons toutes nos affaires de bivouac et partons à pied, et on verra bien. Vingt kilomètres de marche plus tard, nous apercevons le village de Madiyan. Il se compose de trois ou quatre maisons, et est peuplé d'une quinzaine d'habitants et d'un peu plus de yaks qui pâturent dans le jailoo (pâturage d'été ou les Kirghizes, pour beaucoup semi-nomades, prennent leurs quartiers d'été). Le gîte est vite arrangé, ce qui nous permet de reprendre des forces pour la grosse journée du lendemain. 

Au matin, nous quittons la vallée pour le col. L'ascension sera très éprouvante et il nous faudra plusieurs heures pour en venir à bout, à coups de pauses tous les 50m. Le sommet se mérite, et à 4731m c'est mon nouveau record.

La descente est bien plus rapide, même si Florent ressent les premiers symptômes du mal des montagnes. En bas, dans la vallée de Pshart, nous apercevons quelques yourtes. Cela nous redonne du poil de la bête car nous savons que nous bénéficierons d'un accueil chaleureux. Nous saluons le chef de famille, et 5 minutes plus tard nous sommes installés au chaud. Puis on nous sert du thé avec du pain accompagné de yaourt et de beurre de yak.


Florent est maintenant amorphe, l'altitude lui infligeant migraines et nausées. Les adorables gamins le couvre de couvertures, et ensuite m'offrent un spectacle de grimaces, de danse et de chant.

En attendant le dîner, nous assistons à la traite des yaks, au retour des chevaux... tout ça dans un décor idyllique. Puis nous mangerons en compagnie de la famille. Le père, instituteur pendant l'année scolaire, s'installe ici avec sa famille et ses bête tous les étés, et en juillet/août guide quelques touristes. Nous sommes tôt dans la saison et nous débarquons à l'improviste, alors nous partageons la yourte avec nos hôtes, et c'est tant mieux. L'intérieur est étonnament confortable. On ne s'y sent pas à l'étroit, les parois sont isolées avec de la laine et le poêle central, alimenté aux bouses de yak séchées, chauffe bien le foyer. La nuit sera douillette. On est bien, là, dans ce tableau bucolique, mais il faut repartir. 

Vingt kilomètres dans la large vallée désertique, où les montagnes prennent des couleurs pastels, et nous rejoignons la route. Trop crevés pour continuer de marcher (et trop fainéants), nous attendons. Au bout d'une demi-heure sans aucun passage, un bruit de moteur se fait entendre. Bingo ! C'est un camping-car, dont l'intérieur grand luxe nous fait relativiser le confort de nos fourgons. Le couple de Suisses nous reconduit jusqu'à Murghab, au pied de nos camions. Nous reprenons la route, toujours aussi lentement. Nous somme inquiets, car nous devons bientôt franchir le col Ak Baital, point culminant de la route du Pamir à 4655 m. 


Quelques kilomètres de plat dans ces paysages toujours plus extraordinaires et nous entamons les premières pentes. En seconde, puis en première, les camions plafonnent rapidement à 15km/h. On sert les dents en espérant ne pas caler. Cela arrivera en premier à Florent qui mène le convoi. Je le vois faire marche arrière, prendre de l'élan et finalement venir à bout de la dernière épingle et atteindre le sommet. Pour moi, rien n'y fera, chaque démarrage ne me permettant d'avancer que d'un seul mètre avant que le moteur ne cale. Je répèterai la manœuvre des dizaines de fois, aidé de la poussée Florent, et parviendrai au col après une bonne heure à faire chauffer l'embrayage. Nous pensons avoir fait le plus dur et redescendons l'esprit tranquille vers l'immense lac Karakul au bord duquel nous passerons une nuit glaciale.


À la fraîche, le redémarrage est laborieux et les camions semblent avoir toujours moins de puissance. Dès les premières pentes, mon camion capitule. Nous sanglons les deux camions, et tels une cordée d'alpinistes, franchissons les petites bosses. Mais quand la pente devient plus constante, le surplus de puissance apporté par Florent ne suffit plus. Je nettoies le filtre à air, changes le filtre à gasoil, mais rien n'y fait, je ne parviens même plus à démarrer. Une heure plus tard nous apercevons un véhicule. Il se rapproche : c'est un Unimog tout droit venu du Plat Pays, un énorme camion Mercedes tout terrain transformé en camping-car. J'explique mon problème au conducteur, et je sens que ça ne l'enchante pas mais je m'accroche au cul de son engin, pour me faire remorquer sur les 25 kilomètres qui nous séparent du poste frontière.

Il s'exécute patiemment. Quand à 50 mètres du sommet, alors que derrière nous Florent tombe également en panne, mes sauveurs descendent de leur mastodonte. La mégère belge semble avoir convaincu son gros tas de mari, et ils viennent me souhaiter prestement bonne chance. Je suis trop décontenancé pour leur répondre quoi que ce soit et les regarde filer en vitesse. Nous nous rendons à pied au poste frontière régler les formalités de sortie des véhicules, afin d'être prêt quand quelqu'un nous proposera son aide. 


Nous attendons une heure ou deux dans le froid, pas une seule voiture ne passe. Les gardes-frontières (dont celui-là même qui avait essayé de nous extorquer un bakchich auparavant) viennent tenter de réparer les camions, évidemment sans succès. Ils nous installent gentiment au chaud dans leur bicoque, et nous invitent à manger les restes de leur déjeuner. Ils nous promettent d'arrêter le prochain véhicule et d'arranger le remorquage. Encore deux heures d'attente. Quand finalement le conducteur d'une jeep à touristes nous propose, contre rémunération, de nous remorquer en haut de la pente qui mène au poste-frontière kirghize.


Cette descente dans ce long no man's land de 20 kilomètres, où la route a disparue pour une piste chaotique, nous réserve encore son lot de surprises. Tout d'abord, un couple de Français marchent alors que la neige commence à tomber. Eux, ce sont des Suisses qui les ont laissé en plan, et ils sont bien content de nous voir arriver. Nous les embarquons avant de tomber quelques kilomètres plus loin sur quatre militaires qui nous arrêtent. Ils nous parlent en Russe, et il nous faudra quelques minutes pour comprendre ce qu'ils veulent. Ils sont fatigués de marcher avec leurs grosses Kalashnikovs, et ils requisitionnent nos camions. Nous n'avons d'autre choix que de charger nos deux nouveaux amis dans le coffre pour faire de la place à ces feignasses de bidasses. 


Le passage en douane se passe sans encombres, l'habituel berger allemand a laissé place à un mignon cocker, et les officiels sont amicaux. Mais pour repartir, il faut réembarquer les militaires. Mal leur en a pris, car à la première côte mon camion cale, et ils sont rendus à me pousser ! 


Nous nous arrêtons pour la nuit au premier village, Sary Tash.

Le lendemain, Florent tente de me tracter mais la première montée se solde par un échec. Dans un sursaut d'espoir j'appelles mon assistance. Évidemment, nouvel échec.

À court d'idées, nous abandonnons mon camion bienaimé et continuons la route à deux dans celui de Florent.


Valerien